Une scène couverte de sable que les stries d’un râteau ont transformé en jardin japonais. Des dizaines de projecteurs fixés sur des piliers formant une cellule de prison, une tour de lumière, un phare, qui sait… Une table avec un ordinateur et une platine de mix. Quatre protagonistes/danseurs/comédiens/performeurs… aux origines diverses : Marc Béland, Sylvio Arriola, Stefan Verna et Radwan Mouneh (Jerusalem in my Heart). De la musique live jouée par Radwan Mouneh. Voilà les ingrédients de la recette concoctée pour le public de la Chapelle par Hanna Abd El Nour. Imaginez le tout se mélanger dans une proposition multidisciplinaire et multidirectionnelle sans qu’aucune ligne directrice ne vienne guider le spectateur dans un cheminement pré-établi.
C’est donc encore une fois par fulgurances qu’il est nécessaire d’aborder la pièce, sans chercher à s’attarder sur une logique linéaire. On est dans l’expérimental pur, comme Hanna Abd El Nour l’avait déjà fait il y a quelques années avec la pièce Nombreux seront nos ennemis .


Fourmillements et endurance

Chorégraphie, mots, chants : les hommes sur scène cheminent physiquement dans leur identité et leur mémoire. Si l’un déclame un texte évoquant des souvenirs, l’autre peut faire le poirier à l’autre bout de la scène, pendant que le troisième fixe le public en secouant tout son corps frénétiquement. De l’action partout, quelques rares mots, beaucoup de sueur qui vient noyer les vêtements. Et de la musique, bien évidemment. Un geste répété, une phrase déclamée, des pas dans le sable, le musicien qui joue : les stimulations sensorielles sont multiples, foisonnantes et constantes. Lorsque l’attention du spectateur se fixe sur l’un des protagonistes, il perd contact avec les deux autres qui continuent leur cheminement, et peuvent alors constituer une interférence dans son expérience. Dans le fond, soit on plonge dans ce joyeux tourbillon et on se laisse étourdir, soit on se braque. La proposition demeure confrontante par essence.

De sable et de lumière : une définition mouvante de l’espace

Étrange de s’intéresser à cet élément particulier du décor, mais le sable m’a semblé jouer un rôle dans cette proposition. S’agit-il des sables mouvants de la mémoire? ou du sablier du temps qui passe…ou celui du désert d’une page blanche à réécrire? Malgré la musique live omniprésente, le bruit de crissement du sable sous les pas et les corps des interprètes m’a interpellé. Comme une mélopée enivrante et hypnotisante. Une sorte de white noise qui crée un environnement à la fois enveloppant et parfois irritant. Côté lumière, comment ne pas souligner le travail de Martin Sirois? Tantôt aveuglante, tantôt douce, la lumière vient accompagner la proposition avec force. L’utilisation de la « cellule de lumière » se fait judicieuse, particulièrement lorsqu’elle semble projeter sur les murs des fenêtres ouvertes sur le passé, la mémoire ou les souvenirs.

Les territoires de la solitude et du cheminement

Ulysse, Peer Gynt, Don Quichotte. Trois mythes, trois inspirations, trois hommes face à leur solitude, leurs épreuves et leurs époques. La mise en scène fait en sorte que les trois protagonistes (le rôle confié à Radwan Mouneh devenant transversal à la pièce, car c’est lui qui apporte le son, tel un Prométhée faisant don du feu) n’interagissent pas. Chacun semble dans sa bulle, suivant son propre cheminement, dans ses souvenirs ou sa logique intérieure, qui se traduit dans un langage et un territoire différent selon chaque acteur/danseur. Malgré le foisonnement, la dispersion et la singularité, l’offrande faite au spectateur semble être totale : de l’effort d’abandon et du croisement des disciplines nait une proposition aux contours flous, où se croisent des exils réels ou fantasmés que le spectateur pourra choisir de mettre en perspective à sa guise.
Une pièce sur la liberté de créer.

Présenté à La Chapelle, jusqu’au 3 février 2018.
Crédit photo : Joseph Elliot Israel Gorman.