Ta Douleur est une œuvre collective de la directrice artistique et chorégraphe Brigitte Haetjens, et des interprètes Anne Le Beau et Francis Ducharme. Dans cet objet chorégraphique, théâtral et performatif, les tableaux se succèdent et déclinent des situations de douleur. Les deux interprètes alternent les postures : de victime de la douleur au bourreau en passant par le témoin indifférent à la souffrance de l’autre. Accouchements, violences, maladies, ruptures, viols, deuils, c’est un festival de douleurs physiques et psychologiques, qui met la souffrance sous la lentille du microscope. Des mots qui font mal, des gestes qui tuent, on est au cœur de la vulnérabilité humaine. On appréciera la variété des points de vue et la palette de nuances qui leur est liée : douleur subie, désirée, partagée, indifférence à la douleur de l’autre, empathie, ou plaisir sadique de faire mal.

Sur une scène vierge de tout décor, une forme hybride prend vie, entre théâtre et danse, et conserve l’attention du spectateur sur l’essence du sujet, dans une invitation à parcourir l’étendue des douleurs possibles. Il y a peu de mots dans Ta Douleur, comme si le mal restait encore souvent indicible, mais tant de contenu dans le jeu extrêmement physique des interprètes, parfois aux limites du supportable, pour qui a l’empathie facile. La scène du viol est particulièrement dérangeante, tout comme le jeu malsain de Francis Ducharme avec un couteau qu’il fait soigneusement glisser le long des traits de son visage. La douleur muette qui s’inscrit dans la violence de son élan lorsqu’il se jette contre les murs du fond de la scène dans des convulsions impressionnantes de réalisme. Dans ce ballet des corps qui se jettent (et se rejettent) se frappent, se rapprochent, sueur, larmes et salive coulent avec abondance. « Je sais que je cours après ce qui me broie » déclare Francis Ducharme. Douleur voulue.

Malgré un thème pénible par essence, des lueurs sont visibles et éclipsent la lourdeur du sujet par quelques fulgurances humoristiques. Car oui, on rit dans la pièce ; aux éclats, parfois. On rit de certaines mimiques (Francis Ducharme excelle dans cet art), d’attitudes désinvoltes, on se moque de la douleur de l’autre, de la danseuse en fin de carrière dont le corps fatigué ne la suit plus (dans une édifiante crise de nerfs, hors scène, d’Anne Le Beau) à celui qui partage son mal de vivre et n’obtient de l’autre qu’un « ta gueule » magistral. Et le public d’embarquer dans ce défoulement collectif, comme si la pièce nourrissait aussi notre penchant à la cruauté, qui nous fait rire de la souffrance d’autrui. Pour conjurer nos propres tourments?

Comme l’indique le titre, il est surtout question de la douleur de l’autre dans la pièce, autant dans notre désir d’empathie, nos impuissances à la prévenir et à l’appréhender que notre fascination pour le pouvoir de faire souffrir un autre être. Mais la pièce questionne tout autant la douleur d’être soi, notre faille ontologique, le malaise inhérent à notre condition d’être humain, qui nous a conféré, à la naissance, un potentiel de douleur prêt à s’offrir au monde. Somme toute, Ta douleur c’est l’exploration de notre mal intérieur qui est mis à nu et qu’on est obligé de regarder droit dans les yeux. Sans complaisance.

Vu au théâtre de Quat’sous, le 13 décembre 2013.
Photo : Nicolas Ruel