Il faut à peine plus d’une heure à la dernière pièce de Fabien Cloutier, « Pour réussir un poulet », pour faire passer le public d’un rire gras au malaise. Dans la veine de ses autres pièces très ancrées dans le social, Fabien Cloutier continue de dépeindre la classe la plus défavorisée du Québec (traduction : les pauvres) dans leurs luttes quotidiennes, peu armés face aux attentes de la société dont ils sont exclus.

Pas de décor ou presque, ici, tout est dans le texte. Le décor, c’est la pauvreté ambiante et la langue de ses 5 personnages. Carl et Steven sont deux paumés. Parents d’enfants qu’ils négligent, abonnés aux sacres, ce sont des épaves qui triment et se débattent et essayent d’améliorer leur quotidien en ramassant du fer pour le compte de Mario Vaillancourt, le propriétaire véreux des Galeries du Boulevard, le centre d’achat local. La sœur de Carl et compagne de Steven, serveuse à l’unique restaurant des Galeries, et la mère de Steven, fan de vidéos sur Youtube, complètent la distribution de la pièce.

C’est lors d’une énième combine peu glorieuse de Mario Vaillancourt, que Carl et Steven, attirés par l’argent vite gagné, vont assister à l’accélération de la spirale de la pauvreté, et détruire les derniers fragments de leur éthique. Aller chercher des huitres à Caraquet et revenir les vendre au Québec avec partage des profits, une opération facile au succès garanti, selon Vaillancourt…mais bien évidemment, rien n’est gagné d’avance.

Le contraste entre le cynisme de Vaillancourt, le caïd local et symbole sans nuance d’un capitalisme triomphant, et la crédulité des deux pauvres types, motivés par l’appât du gain, est manichéen et le propos est clair : au-delà de la personnalité véreuse de Vaillancourt, le mal, dans la pièce de Cloutier, c’est la pauvreté dans ce qu’elle a de plus insidieux : le manque d’éducation, de repères clairs, et donc d’horizon. D’ailleurs, la « pauvreté » est un personnage à part entière, et sa langue lui est propre. Cette langue de Cloutier, telle qu’elle vivait également dans ses pièces Cranbourne et Scotstown, s’illustre dans les jurons, sur fond de câlisse, tabarnak et autres crisse, les propos sont bruts, sans filtre, souvent comiques, les respirations courtes des personnages et leurs répliques entremêlées sont autant de fulgurances démontrant l’instantanéité totale des protagonistes. On ne réfléchit pas vraiment, on vit le moment. Normal, quand on n’entrevoit pas d’avenir.

La pauvreté est multiforme et le texte de Fabien Cloutier permet d’en montrer différents aspects. Par le rire paradoxalement. Quand la seule fenêtre sur le monde est un compte Youtube, le bât blesse, mais fait rire également, on notera ici le délicieux personnage de la mère de Steven dont les répliques comiques sont des plus savoureuses. Sous le rire, des relents de misérabilisme. Et c’est là que la gradation de l’intrigue est intéressante. On rit d’abord, beaucoup, aux éclats des galères de ces personnages hauts en couleurs et magnifiquement interprétés puis on rit jaune, dérangé dans nos certitudes et notre mode de vie bobo, puis on en vient finalement au malaise, au moment où la spirale de la pauvreté entraîne une négation des valeurs les plus élémentaires, comme l’amour d’un père à ses enfants.

La notion de transmission est d’ailleurs amenée en filigrane et reste présente dans toute la pièce. En effet, le terreau de la pauvreté ouvre la voie à une reproduction du mal. De parent à enfant, la spirale de la pauvreté est un héritage, à tel point qu’on peut penser qu’il y a du Bourdieu là-dedans (cf. Les Héritiers). Comme lorsque la propre mère de Steven insiste pour que son fils embarque dans la combine de Mario Vaillancourt, bien qu’elle connaisse l’homme et les risques de la démarche. Pressés par le manque d’argent, les personnages n’ont pas tous les outils pour reconnaître le bien du mal, comme l’illustre le personnage de Carl, leur éthique est fluctuante et mal affirmée car ils n’ont pas le luxe de l’avoir appris. Et c’est là que le rire s’arrête. Steven, le plus lucide et donc le plus apte à identifier l’injustice de sa condition, reconnaît et intègre son statut de pauvre, et c’est cette conscience qui est la plus douloureuse, mêlée à celle de l’avoir transmis à son fils.

Pour réussir un poulet est une pièce à voir, pour la langue, pour le message, pour le jeu des interprètes, pour la musique de Misteur Valaire et aussi pour le malaise qu’elle crée en soi. Parce qu’on ne va pas au théâtre pour se faire dire que tout va bien.

Crédit Photo : Suzanne O’Neill / La Licorne/ La Manufacture
Pour réussir un poulet, de Fabien Cloutier, du 23 septembre au 1er novembre 2014, à la Grande Licorne.