Le théâtre de La Chapelle a le don d’accueillir des spectacles qui questionnent le public et explorent les genres et les frontières de la créativité. C’est encore une fois le cas en cette fin février avec le show « Idiot » de la chorégraphe, danseuse et créatrice Helen Simard. Idiot, c’est une performance inclassable qui rassemble musique (live), danse, théâtre et invite le spectateur à plonger dans un univers visuel, musical et chorégraphique absurde, inspiré d’Iggy Pop et de son album « Idiot ». Flottant encore dans l’ambiance punk-rock déjanté de cette proposition audacieuse, libératrice pour les sens et pas si absurde que ça, j’ai eu la chance de rencontrer Helen Simard après la première représentation afin de recueillir ses impressions. Rencontre avec une créatrice éprise de liberté qui m’a parlé de processus créatif, d’art et d’artistes, de son public et de l’expérience Idiot.

On sort tout juste de la première d’Idiot, quelles sont tes premières impressions ?
J’étais en arrière, près de la régie…et je pense que c’est difficile, parce que ça fait longtemps qu’on attend un public, et là on l’a eu, et c’est quand même un spectacle bouleversant. C’est la première fois que je le vis comme spectatrice, au lieu d’être la maman qui s’occupe de tout ce qui se passe sur scène. J’étais surprise à quel point ça m’a vraiment renversée. C’est beaucoup d’information, ce spectacle, il y a beaucoup de choses qui se passent sur scène, parfois même moi je ne comprends pas ce qui se passe, donc dans le fond, je pense qu’on a fait ce qu’on voulait faire!

Le but, c’était de surprendre ?
Le but c’était pas nécessairement de surprendre, mais de travailler sur un projet intuitif, pas conceptuel, dans le sens où on est plus dans l’affectif, dans l’émotion humaine, le ressenti. Oui, j’ai l’impression qu’on a ressenti quelque chose ce soir, et les interprètes aussi, parce qu’un public, finalement, ça change les choses. Ils étaient vraiment « dedans » et je pense qu’on s’est surpris nous-mêmes, il y a de belles surprises dans ce show-là.

Comment as-tu fait le casting ?
Les danseurs, Emmalie Ruest, Stéphanie Fromentin et Sébastien Provencher, ça fait environ 3, 4 ans que je travaille avec eux sur divers projets, dont ma dernière pièce, No Fun, aussi inspirée d’Iggy Pop. Le casting original, je l’ai fait sans les connaître, je connaissais Stéphanie, j’avais croisé Emmalie et Sebastien dans les corridors de l’UQAM, et je leur ai dit : « je pense que tu es dans mon spectacle, je ne t’ai jamais vu danser », mais…

On est dans l’intuition, pour le coup…
Oui je suis  une personne qui est vraiment dans l’intuition. Et Stacey a travaillé sur de plus petits projets avec nous, puis on sentait qu’elle avait une énergie qui pouvait apporter un autre côté au travail et qu’elle fittait bien avec le groupe, non seulement par ce qu’elle apportait aux danseurs – parce qu’ils sont tous très différents – mais on est aussi beaucoup dans l’humain. On aime ça s’amuser, s’entendre, être honnête, parler et travailler comme du monde. C’est toujours un petit peu au feeling. Je ne suis pas quelqu’un qui va faire des auditions, parce qu’en audition, on ne peut pas savoir si la personne va pouvoir se pitcher dans ton univers ou non.
Pour les musiciens, Ted et Roger, ça fait très longtemps qu’on travaille ensemble, je pense que notre première collaboration date de 2006. Au fil des années, on est passé de musique pré-enregistrée à musique live sur scène, et Jacquie, ça fait juste 6-8 semaines qu’elle est sur le projet, parce qu’on a dû changer de batteur. Notre batteur du début, Rémi Saminadin a quitté Montréal, il est vraiment fantastique, et a travaillé la première partie de la création, et quand j’ai imaginé qui pourrait remplir ce rôle- là et apporter quelque chose d’unique, j’ai pensé à Jackie tout de suite. Et c’est aussi important à un autre point de vue : le milieu de la danse c’est 90% féminin, le milieu de la musique, c’est 90% masculin, et ça créait une division dans le casting, donc ce changement est venu brouiller les questionnements que je veux faire dans mon travail sur le genre. Pour moi c’était important qu’il n’y ait pas cette division hommes/femmes et que tout le monde puisse jouer tous les rôles.

Quelle est la part d’improvisation ?
La pièce a été créée à 100% par improvisation. Aujourd’hui, elle est très écrite, mais il y a une grande liberté pour les interprètes dans ce qu’ils font. Je dis toujours que je préfère que la structure soit très rigide et claire, et après si la pire chose que tu peux faire c’est de faire ce que je t’ai dit de faire, eh bien fais quelque chose d’autre. On a improvisé beaucoup, on a créé des phrases, on a joué avec.

Mathieu Leroux (aide à la dramaturgie, et textes) m’a parlé de l’utilisation de Google Translate, c’est brillant ! (les textes des huit chansons de l’album d’Iggy Pop Idiot ont été passés dans Google Translate de l’anglais au français, puis par l’allemand – pour souligner la période Berlinoise de l’auteur – puis retour à l’anglais ou au français)
En effet, je suis en train de faire mon doctorat et je pense que j’étais à un point où j’étais tannée de la façon rigide d’écrire, penser, créer, dans un contexte académique où tout doit être justifié, proposé d’avance, en ayant toujours une idée d’où on s’en va. Tandis que dans la création artistique, on peut peut-être se sentir perdu et se lancer dans le néant et essayer de trouver les choses qu’on ne peut pas imaginer. Ces choses-là existent dans l’art, donc je voulais vraiment créer une pièce que je ne pouvais pas imaginer. Et la seule façon de la créer, c’était, pour moi, par l’improvisation. Notre point de départ c’était Iggy Pop.

Ce n’est pas une pièce sur Iggy Pop…
Non pas du tout, pour moi, c’est une pièce sur la façon dont j’imagine Iggy Pop, ce qu’il pourrait être ou non, donc finalement, c’est une pièce sur l’imagination. C’est une pièce imaginée…par un processus d’imagination. C’était vraiment une façon de se lancer dans la créativité, pour voir ce qui existe, quand on ne réfléchit pas trop, quand il n’y a pas censure et pas de jugement.

Le volet bilingue, était-ce pour le public, ou était-ce voulu dès le départ ?
C’était voulu dès le départ, moi je me dis souvent francofausse, quand tu t‘appelles Helen Simard, mais que tu es une anglophone de l’Ontario, qui a grandi en Abitibi, et vécu 20 ans à Montréal, je me sens très bilingue dans ma façon d’être et de vivre. Et j’ai l’impression que le fait d’aller chercher deux langues, des mots dans deux langues, ça permet de jouer, de faire des tours de mots, de phrases qu’on ne pourrait pas faire en n’ayant qu’une seule langue. Deuxièmement, il y a quelque chose qui devient plurilingue dans le travail, parce que je ne pense pas que c’est de la danse, de la musique ni du théâtre, donc pour moi, c’est toujours un entre-trois, entre-quatre, et il me semblait qu’en ne travaillant que dans une seule langue, on se limitait dans nos possibilités. Il faut dire aussi que les artistes de théâtre ou écrivains sont très attachés au sens du mot, et quand on fait un spectacle à Montréal, il faut se rendre compte qu’un pourcentage de ton public ne comprend pas ce que tu dis, donc pour moi cela a un intérêt dans la texture du mot, l’image, le son ou la gestuelle que les mots peuvent créer.

Est-ce que tu t’es amusée à faire ça?
Oh oui ! vraiment beaucoup…

Je pose la question parce que ça se ressent vraiment dans le spectacle, j’en ai parlé avec d’autres personnes du public, et en général, je suis très analytique, et là pendant les 5 premières minutes, moi qui connais assez peu l’univers d’Iggy Pop, j’ai essayé de décoder, et puis j’ai arrêté, pour ressentir, et j’ai plongé pour explorer la proposition. Si tu devais donner envie au public de plonger dans ce spectacle-là, qu’est-ce que tu leur dirais ?

Que c’est correct de ne pas comprendre, et de se permettre une heure dans sa vie où l’on ne doit pas comprendre, ni même aimer, ni juger, on peut juste être humain, bouleversé. Et pour moi, le but de créer un show c’est de créer une rencontre humaine, alors j’invite le spectateur à arriver comme l’être humain qu’il est. Si t’as pas compris à la fin du show, il n’y a pas de test ! Tu es ici pour vivre un moment qui pourrait être bouleversant, intéressant ou inintéressant, drôle, tragique, comique, ou complètement inutile. Mais le fait de se permettre de questionner ses propres attentes et ses préjugés en tant que spectateur, je trouve que c’est un exercice qui vaut la peine. Arriver dans un théâtre et voir quelque chose que je comprends très bien, je vais l’oublier, les choses qui me font me questionner me font grandir en tant que créatrice aussi.

Le spectateur est actif dans ton spectacle. On est loin de la passivité, on peut même se sentir agressé.
Oui, on peut se sentir tour à tour agressé, tanné, parfois on trouve ça drôle, parfois non, et c’est important d’avoir accès à un art qui permet ces émotions aussi, car on vit une époque très bouleversante. Personnellement, je pense qu’on vit dans un temps qui n’est pas safe, qui n’est pas confortable, alors pourquoi avoir de l’art qui nous fait ressentir du confortable et du safe ? Moi la beauté, j’en n’ai plus besoin, il y a assez de beauté dans le monde, mais j’ai besoin d’avoir des moments où j’ai le droit de me sentir laide, fâchée, hystérique, et que j’ai besoin de travailler pour passer à travers mon art. Ou des fois juste lâcher prise, c’est important d’avoir la place pour ça.

 
Au théâtre la Chapelle du 27 février au 3 mars – relâche le 1er mars
Danseurs : Stacey Désilier, Stéphanie Fromentin, Sébastien Provencher, Emmalie Ruest
Musiciens : Jackie Gallant, Roger White et Ted Yates

Crédit photo : Claudia Chan Tak