La semaine dernière, j’ai assisté à la dernière du diptyque « Être humain », présenté par Tangente et proposant les travaux de deux chorégraphes émergentes, Ingrid Vallus et Gabrielle Bertrand-Lehouillier. Retour sur Féral, le premier solo d’Ingrid Vallus présenté à Montréal, dans lequel l’interprète et chorégraphe explore l’animalité intrinsèque à l’humain.

Pendant que le public prend place autour de la scène, l’interprète et chorégraphe fixe une projection au sol, des images en noir et blanc d’un loup à l’état naturel. Puis, tapie dans l’ombre, elle suit l’arrivée du public. Je me surprends à penser qu’elle devrait dévorer les retardataires…
Dès les premiers moments du spectacle, la gestuelle de Vallus révèle une animalité immédiate : un travail au sol affirmé, des torsions, des à-coup, des micro-mouvements du cou qui évoquent le chien, le loup, le reptile? Possédée par cette exploration de l’animalité, elle ajoute graduellement un travail sur le souffle assez déstabilisant. Retenue, rauque, la respiration devient haletante mais reste maîtrisée au fur et à mesure des évocations animales.
Tout au long de son parcours sur scène, on ne devine pas forcément quel animal est représenté, tantôt il rampe, court ou attaque, c’est plutôt une atmosphère de transe qui se dégage, à laquelle participent grandement l’environnement musical enveloppant et des éclairages efficaces, qui guident l’interprète sur la scène, dans un couloir de lumière. On se surprend à retenir sa respiration en même temps que l’artiste, jusqu’au moment où la station debout reprend ses droits et que l’interprète, de retour à l’humain, gratifie le public d’un regard perçant et direct, qui appelle au lien social.
Féral nous projette dans un état second, dans un croisement des genres et une sensorialité à laquelle on est peu habitué…Un rappel intéressant à notre nature profonde.

Après la représentation, j’ai eu le plaisir d’échanger avec Ingrid Vallus et en apprendre plus sur son travail chorégraphique et le projet Féral :

Parlons de la genèse du projet! Tu gravites professionnellement autour de la danse depuis des années, comment se fait-il qu’on te retrouve sur scène tout à coup?
J’ai étudié en danse, j’ai eu mon bac il y a 17 ans, j’ai toujours fait des projets à côté, mais je n’ai jamais eu le courage de vivre de mon art. Ça prend du courage, je pense. Et puis, ça fait plusieurs années que je suis travailleuse culturelle. Je travaille avec des artistes, des danseurs, des chorégraphes. L’âge aidant, il faut prendre la mesure de ses désirs… Ça me manquait, j’avais envie de dire des choses. Ça reste mon langage. J’adore toutes les formes d’art, mais pour moi, la danse, c’est le langage qui me suit depuis que j’ai 3 ans.

D’où est venue l’opportunité de concrétiser ce projet?
Il y a deux ans, j’ai présenté un solo de 15 minutes à Sherbrooke, bien cachée, loin de Montréal… En fait, fin 2015, j’ai osé parler à Dena (NDLR: Dena Davida, directrice artistique de Tangente), je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai osé, en fait…elle m’a recommandé de déposer un projet à partir du solo que j’avais fait à Sherbrooke, projet qui a été accepté en 2016…

Est-ce que ce solo était dans la même veine que Féral?
C’était le début de ma recherche gestuelle et chorégraphique. Ça fait longtemps que je danse, mais il faut trouver son langage, savoir comment on bouge. C’était un solo qui s’appelait Nos ombres et qui était sur la part d’ombre en nous, en lien avec la boxe. Et là, j’ai vu émerger mon langage à moi, ma parole, ma façon de bouger. Mais ce projet-ci est différent…

Parlons-en donc! Féral, c’est l’animalité, je l’ai clairement ressentie et ça a été perturbant. Où es-tu allée chercher cette animalité?
En fait, elle n’est vraiment pas loin, en chacun de nous, mais on est très domestiqués et encadrés, et on ne sait plus qu’elle est là. Je voulais voir où était la ligne fine entre nous humains bien domestiqués et cette animalité. Et si on allait la chercher un petit peu plus, est-ce qu’on ne serait pas un petit peu plus humain? Si on la laissait émerger…

Pourquoi ce sujet-là t’a parlé à toi?
Encore la question de l’âge… avoir des enfants ou pas, se reproduire… Comment appartient-on au monde des humains? Tout est lié au fait que je ne m’étais pas mise au monde dans la danse et que j’aime fouiller ce qui est derrière les apparences, comme dans Nos ombres, chercher la part cachée peut-être.

Quel a été le principal défi?
TOUT a été un défi! Une fois le projet accepté, le défi était d’avoir confiance que quelque chose allait émerger. En plus c’est un solo, j’étais toute seule en studio les premiers temps… Se faire confiance, malgré la peur. Il y a plein de gens qui me connaissent depuis 20 ans et qui viennent de découvrir cette semaine que je danse! Donc j’avais beaucoup de peurs en moi-même. Être chorégraphe, c’est un métier, je me mets en scène parce que je n’ai pas envie de travailler le langage de quelqu’un d’autre, je l’avoue. Faire une chorégraphie qui se tient, c’est un défi, mais encore une fois, tout est un défi!

Physiquement c’est exigeant?
Non, en fait, c’est une gestuelle qui me ressemble, qui m’est assez naturelle, même si ça a l’air pénible et douloureux, ça ne l’est pas pour moi. C’est plutôt exigeant dans l’énergie que ça requiert. À chaque représentation, je rentre dans un état particulier intense.

C’est communicatif, je confirme, je me suis pris à oublier de respirer à un moment, à cause du travail sur le souffle…
Je suis désolée…

J’ai également été très sensible au regard de l’humain qui ressort à quelques moments dans ton solo…
Merci! ça me fait plaisir que tu l’aies remarqué, parce que c’est un travail voulu!

Il transparaît, ce regard. Quand tu fixes le public, on le sent, il y a quelque chose de social qui appelle, l’animal disparaît un instant….mais le retour à l’animalité se fait toujours.
Féral est un premier solo, mais y aura-t-il une suite? S’agit-il d’une redirection de carrière? D’une ouverture vers une exploration plus approfondie?

Oui! C’est comme si je m’étais donné la chance de naître. J’ai proposé ce projet personnel à un public, un projet qui m’a révélé à moi-même ce que je peux faire. Et j’ai eu des bons commentaires de personnes qui m’ont dit que si je refaisais quelque chose, elles seraient intéressées de le voir donc je pense que j’ai envie de continuer… C’était quand même satisfaisant.

Le sentiment global après la dernière?
Vraiment contente de l’avoir fait, pour moi c’était un défi. Juste le fait de me dire que je le fais devant le milieu et que je me donne une petite place. Je pense que je propose quelque chose qui peut parler à quelqu’un.

Regrettes-tu de ne pas l’avoir fait avant?
Je pense que je n’étais pas capable. Tout vient à point à qui sait attendre. Il y a des gens qui sont très lents, moi je suis très lente. J’avais peut-être plein de choses à régler avant. Ce spectacle est comme ça parce que j’ai 41 ans et que j’ai attendu 20 ans pour le faire… Donc, non je ne regrette pas.

Crédit photo : Nathalie Duhaime