Malgré ses quelque 2500 ans, l’Électre de Sophocle semble plus que jamais d’actualité dans la nouvelle version présentée au théâtre Espace Go du 22 janvier au 17 février 2019, mise en scène par Serge Denoncourt et dont le texte français a été mis au goût du jour par Evelyne de la Chenelière.
Le mythe d’Électre
Petit rappel : le mythe d’Électre s’inscrit dans la saga des Atrides, famille de la Grèce antique maudite par des crimes, trahisons et offenses multiples et où chaque génération porte les stigmates des méfaits de la précédente dans un cycle de la violence interminable. Électre, c’est la colère face à l’injustice. L’incarnation de la pulsion de vengeance contre sa mère, Clytemnestre, et l’amant de celle-ci, Egisthe, qui ont assassiné son père, Agamemnon. Depuis 10 ans, elle enrage de l’impunité de ce crime et se nourrit de son malheur, tout en dénonçant l’abomination du crime à qui veut l’entendre et en vivant sous le même toit qui abrite les assassins de son père. Elle attend désespérément le retour annoncé de son frère Oreste, et prépare sa vengeance dans une haine impitoyable qui la consume. Porté par un destin qui ne fait désormais qu’un avec la soif de vengeance et de justice, elle deviendra elle-même un bourreau matricide, pour venger le meurtre de son père.
L’Histoire de toutes les guerres
Par sa mise en scène, Serge Denoncourt a choisi d’universaliser le propos de l’injustice et de l’ancrer dans un théâtre de guerre actuel : un Moyen-Orient réimaginé, entre pauvreté, guerrilla et terrorisme. On ne sait s’il s’agit du Liban, de l’Irak ou la Syrie mais les blocs de bétons disposés au sol, les détritus qui le jonchent, les costumes des personnages et les kalachnikovs qui seront fatales à Clytemnestre et Égisthe en disent long sur le contexte dans lequel le metteur en scène souhaite faire résonner un texte vieux de 2500 ans. Le mythe a beau être antique, l’écho s’en fait terriblement moderne. Le coryphée, incarné par Caranne Laurent, prend les traits d’une mendiante noyée dans le poids de ses sacs et des objets épars qui jonchent les marches du palais, mise en abyme de l’Histoire avec un grand « H », lourde, confuse et désordonnée comme un champ de bataille. Témoin des événements tragiques à venir et confident des personnages, le coryphée de cette version fait une incursion fort bienvenue dans la modernité en faisant le pont entre toutes les guerres, celles du passé, et celles d’aujourd’hui. Le texte du coryphée nous fait entrer, le temps d’un trop court instant, au cœur du propos de Sophocle et de son universalité. On en aurait pris plus!
Magalie Lépine-Blondeau : la radicalité rampante
Bien entendu, il faut souligner la performance de Magalie Lépine-Blondeau, qui trouve un rôle à contre-emploi et incarne une Électre à la limite de la folie, consumée de colère, rampante, masse informe couverte d’un voile, qui se meut au sol en criant à l’injustice et en baignant dans la lie de son amertume et son désir de vengeance. Brisant le cliché de la femme binaire entre hystérie ou passivité, on vient ici casser les codes et révéler une femme aux facettes multiples, dont la colère est le moteur du cycle de la violence. Elle crie un deuil qui ne se fait pas comme les femmes le faisaient au Moyen-Orient et au Maghreb (les origines sont discutables), un youyou de souffrance, cri qu’on utilise plutôt pour symboliser la joie aujourd’hui. D’ailleurs, la voix de la comédienne est méconnaissable, empreinte d’une gravité caverneuse et rauque. Électre ne se relèvera que pour accueillir le retour prophétique d’un frère qu’elle a attendu depuis si longtemps…ils laissent d’ailleurs échapper une tension sexuelle inattendue, qui vient surprendre le spectateur.
Cette version d’Électre, texte essentiel de la tragédie, emmène le spectateur sur le terrain moderne de l’universalité et de la radicalisation de la colère des femmes. Dans le contexte du #metoo, on peut cependant regretter que la prise de risque n’ait pas été plus franche, voire transgressive. L’aspect somme toute classique de l’ensemble vient atténuer l’impact d’un propos qu’on aurait voulu plus dénonciateur. Néanmoins, on sent que Magalie Lépine-Blondeau s’est investie pleinement (trop?), voire charnellement, dans son Électre. Une femme qui porte la voix de toutes celles qui réclament justice. Intemporellement.
Électre, à l’Espace Go du 22 janvier au 17 février 2019
Crédit photo : Yanick MacDonald
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